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Les réformes successives : Calliclès plutôt que Socrate ?

samedi 10 octobre 2015, par Epsilon

Et si le nouveau cadre de vie, y compris dans les réformes scolaires, que nous organisent nos dirigeants, se lisait à la lumière de l’alternative multi millénaire :
être libre c’est
1) maitriser ses propres passions
ou
2) leur laisser libre cours et s’efforcer de les satisfaire
Les lecteurs curieux pourront (re) découvrir plus bas le dialogue entre Socrate et Calliclès tiré du ’Gorgias’, qui illustre cet antagonisme

Plusieurs constats font à peu près consensus :
- l’essentiel de l’humanité semble se reconnaitre dans la première position, ou du moins la considérer comme un bien désirable ;
- la législation occidentale semble s’inscrire dans la seconde, et tente d’arbitrer les désirs antagonistes - en négligeant inévitablement certains droits au passage ;
- l’apparition d’un groupe organisé qui se reconnaitrait dans la seconde alternative conduirait à l’asservissement du reste de la population - c’est par exemple la lettre de Voltaire à un ami, où il exprime sans fard sa réticence à laisser ses serviteurs accéder à l’éducation : ils seraient moins dociles et exigeraient d’être mieux rémunérés ;
- les professeurs que nous sommes reconnaissent l’érosion implacable des contenus enseignés dans les deux ou trois dernières décennies, alors que dans le même temps les établissements fréquentés par les enfants de ces mêmes élites en sont exemptés : "éducation" des masses ?

Dans quel courant s’inscrit la "réforme du collège" ?

Dialogue entre Socrate et Calliclès

SOCRATE : Je dis que chaque individu se commande lui-même ; ou sinon, c’est qu’il n’y aurait pas lieu de se commander soi-même, seulement de commander aux autres !
CALLICLES : Mais que veux-tu dire avec ton « se commander soi-même » ?
SOCRATE : Oh, rien de compliqué, tu sais, la même chose que tout le monde : cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même.
CALLICLÈS : Ah ! tu es vraiment charmant ! Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis !
SOCRATE : Qu’est-ce qui te prend ? N’importe qui saurait que je ne parle pas des abrutis !
CALLICLÈS : Mais si, Socrate, c’est d’eux que tu parles, absolument ! Car comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre ? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Hé bien, je vais te le dire franchement ! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement - j’en ai déjà parlé - est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. Car, bien sûr, pour tous les hommes qui, dès le départ, se trouvent dans la situation d’exercer le pouvoir, qu’ils soient nés fils de rois ou que la force de leur nature les ait rendus capables de s’emparer du pouvoir - que ce soit le pouvoir d’un seul homme ou celui d’un groupe d’individus - oui, pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus vilain et plus mauvais que la tempérance et la justice ? Ce sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne y fasse obstacle, et ils se mettraient eux-mêmes un maître sur le dos, en supportant les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes ! Comment pourraient-ils éviter, grâce à ce beau dont tu dis qu’il est fait de justice et de tempérance, d’en être réduits au malheur, s’ils ne peuvent pas, lors d’un partage, donner à leurs amis une plus grosse part qu’à leurs ennemis, et cela, dans leurs propres cités, où eux-mêmes exercent le pouvoir ! Écoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien !
SOCRATE : Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire. Je te demande donc de ne céder à rien, en aucun cas ! Comme cela, le genre de vie qu’on doit avoir paraîtra tout à fait évident. Alors, explique-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient -elles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que la vertu consiste ?
CALLICLÈS : Oui, je l’affirme, c’est cela la vertu !
SOCRATE : Il est donc inexact de dire que les hommes qui n’ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS : Oui, parce que, si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux ![...]
SOCRATE : Eh bien, est -ce que je te convaincs de changer d’avis et d’aller jusqu’à dire que les hommes, dont la vie est ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée ? Sinon, c’est que tu ne changeras pas d’avis, même si je te raconte toutes sortes d’histoires comme cela !
CALLICLÈS : Tu l’as dit, Socrate, et très bien ! C’est vrai, je ne changerai pas d’avis !
SOCRATE : Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
CALLICLÈS : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau !
SOCRATE : Mais alors, si on en verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse bien s’échapper !
CALLICLÈS : Oui, parfaitement.
SOCRATE : Tu parles de la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! - non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre ! Mais dis-moi encore une chose : ce dont tu parles, c’est d’avoir faim et de manger quand on a faim, n’est-ce pas ?
CALLICLÈS : Oui.
SOCRATE : Et aussi d’avoir soif, et de boire quand on a soif.
CALLICLÈS : Oui, mais surtout ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir - voilà, c’est cela, la vie heureuse !
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Notes

[1PLATON, Gorgias, 491d - 492e et 493a - 494 d, trad. M. Canto-Sperber

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