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Histoire du genre en France

mardi 29 octobre 2013, par oleg

Le texte qui suit est le compte rendu d’une des deux allocutions données le 7 octobre à Lyon, lors de la première conférence organisée par les "Enseignants pour l’enfance".

Présenté par Christiane Taubira en 2012 à l’Assemblée Nationale, le projet de loi ouvrant le mariage et l’adoption aux personnes se disant homosexuelles a révélé la prégnance, dans le monde politique français, d’un courant de pensée nouveau, venu des Etats-Unis, appelé « théorie » du genre. Largement étudiée et résumée depuis la présentation de ce projet, cette inédite conception n’a cependant pas fait l’objet d’un examen poussé quant à l’histoire de sa réception en France. Or l’analyse de celle-ci révèle, si l’on veut bien s’y attarder, quelques paradoxes, qui peuvent se traduire par les questions qui suivent : comment se fait-il que les travaux de Judith Butler, mère fondatrice de la « théorie » du genre, qui s’appuient sur le substrat de la philosophie française post-structuraliste, aient mis tant d’années à venir jusqu’en France ? Pourquoi est-ce donc plutôt la gauche, et singulièrement le Parti Socialiste français, qui se soit porté volontaire à l’intégration de ce dogme et ce, au mépris des principes les plus originels de ce dernier ? Comment est-on passé, enfin, et au plus haut niveau de l’Etat, d’une analyse anthropologique à une ardente et générale programmation politique ?

Les origines françaises de la gender « theory »

Cela ne s’est sans doute pas assez dit, mais la construction intellectuelle de Butler doit beaucoup à ce qui fut appelé la french theory. Apparu dans les universités françaises des années 60, ce mouvement s’inscrit dans la continuité de la rupture épistémologique instituée par Nietzsche, philosophe allemand pour qui la « vérité » n’est plus qu’une « armée mobile de métaphores. »(1) Simple élément de langage parmi d’autres, le vrai devient un arbitraire soumis à l’ère de tous les soupçons. Ainsi, pour Michel Foucault, il s’agit d’abord et avant tout de « remettre en question notre volonté de vérité ; restituer au discours son caractère d’événement ; lever enfin la souveraineté du signifiant. »(2) Dans ce scepticisme radical, où tout n’est que volonté et représentation, le monde alors en son entier devient instrument d’une volonté de puissance qu’il s’agit de mettre à jour et de déconstruire : Dieu est une invention de clercs, l’Histoire est l’alibi des nations, la morale est levier de toutes les oppressions, l’école est perpétuation d’une domination.

La « théorie » du genre et ses conséquences anthropologiques

L’originalité de Madame Butler aura assurément été d’appliquer au domaine le plus intime et le plus profond de la personne, qui est la sexualité, cette idée d’arbitraire conventionnel. Pour celle-ci en effet, ainsi qu’elle le déclare dans Trouble dans le genre, « les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pouvoir ».(3) Etudier la sexualité revient donc, à l’en croire, à « recourir à une forme d’analyse critique », qui s’apparente à une « généalogie ».(4) En celle-ci alors, le donné sexuel n’est plus seulement reçu de la nature mais, imposé ou choisi, c’est-à-dire vécu sous forme de « gender ». Judicieusement choisi pour sa polysémie, le terme signifie à la fois, en langue anglaise « sexe » et « genre », substantif qui, par étymologie, renvoie à l’espèce, la catégorie. Quelque peu spécieuse, l’analyse peut faire sourire, elle n’en demeure pas moins chargée de conséquences anthropologiques lourdes : s’il existe bien deux sexes, il n’en demeure pas moins vrai qu’il advient, par cette idée de souveraineté du choix sexuel, une multitude d’identités possibles. De fait, c’est une humanité clivée en sous groupes d’hétéros, homos, gays, bi, trans, inter avec possible réversion des étiquettes, qui voit désormais le jour. Autre point, si la vie sexuelle se résume à la seule expression d’un désir, la sexualité, qui se voit déracinée de son fondement naturel, devient fait social variable, obéissant aux variations des envies et des modes. Ainsi, nous passons d’une humanité ordonnée, par le fait de la sexuation, à sa perpétuation propre, à une addition de catégories disparates, qui ne semblent exister que pour la satisfaction d’appétits propres. Ecrire la « théorie » du genre et la proposer comme idéal revient donc à défaire le caractère uni, unique et pérenne de l’humanité même. Socialiser la sexualité revient alors à dénaturaliser l’humain, en vue sans doute de créer quelque espèce nouvelle.

Réception de la « théorie » du genre en France : du mépris intellectuel à la sidération politique

Fort curieusement, le pays de Descartes s’est longtemps méfié d’une telle construction philosophique. Ecrit en 1990, l’ouvrage fondateur de Madame Butler ne fut traduit qu’en 2005. Cela s’explique sans doute par le fait de deux résistances fortes qui firent, à échelle universitaire, obstacle. Premier point, l’idée d’un communautarisme sexuel, bienvenu dans le monde d’outre-Atlantique, fut mal accueilli dans le pays de la République indivise, qui ne semble pouvoir se gouverner que par un pacte social en lequel chacun des contractants aliènerait, librement, sa volonté individuelle à la volonté générale. Deuxièmement, la psychanalyse française, farouchement viennoise sur ce point, a longtemps maintenu la persistance du schéma oedipien qui, comme on sait, repose sur une parenté sexuée opposant père et mère. Pourtant, parallèlement à ce rejet, les années 80 voient en France la création d’un groupe appelé Homosexualités et Socialisme, dont le but est de porter au sein même du Parti Socialiste la revendication des droits homosexuels. Appuyées par la LGBT, les HES veulent dès 1983 « faire du projet socialiste le projet de l’égalité des droits. » Guidé par cette ambition, le groupe se destinera plus tard à réfléchir sur la notion d’ « identité de genre ».(5) Or, et la coïncidence est des plus heureuses, c’est en 2005 que l’opus butlerien se trouve enfin traduit et intitulé comme suit : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Eloquente par son sous-titre, cette traduction implante l’anthropologie butlerienne dans le champ social et politique. Simultanément, c’est précisément dans ces années que la gauche française vit une grave crise électorale et idéologique. Blessée par la brutale chute du mur, elle semble avoir renoncé à l’idéal porté par le matérialisme historique d’inspiration marxiste. Eloignée des affaires depuis l’ère mitterrandienne, elle est à la recherche d’un second souffle mobilisateur. Tout se passe alors comme si, en cette période charnière, les enfants de Jaurès opéraient une véritable mutation idéologique : renonçant à un progressisme social, la gauche, et plus particulièrement le Parti Socialiste, vont se rabattre sur l’espérance d’une révolution morale. Et la théorie du genre, fascinante pour les perspectives de possible métamorphose qu’elle semble offrir, va servir de puissant catalyseur d’utopie, activant à nouveau la vieille machine à rêves. On le voit donc alors, c’est la désillusion politique qu’a suscitée l’effondrement du marxisme qui a permis, en terre rose et rouge de France, un accueil favorable aux travaux de Judith Butler : dans la morosité des grands soirs perdus, les prophètes déçus du genre humain se sont consolés par la perspective nouvelle d’un changement de genre possible. Troquant Le Capital pour Trouble dans le genre, ils se sont mis à professer leur foi en un messianisme inédit car dorénavant sexuel.

Evolution de la « théorie » de Butler : une politisation croissante de la notion de genre

Au même moment, la « théorie » du genre, chez Butler et d’autres, comme cela était à prévoir, se politise davantage encore. Puisque la sexualité est question de choix, puisque ce choix définit et réduit la personne, alors le faire fait l’être, la vie sociale détermine l’intime. Ainsi, Judith Butler peut sans ambage affirmer, dans Une Ethique de la sexualité, que « le pouvoir et la sexualité sont », désormais, « co-extensifs ».(6) Mieux encore, elle ajoute, en ce même ouvrage, qu’ « on aimerait vivre dans une culture sexuelle. »(6) Devenue véritable contrat social et non simple donnée de la nature, la vie sexuelle est alors prise dans un champ politique de rapport de forces, en lequel le plus puissant induira la norme choisie et donc imposée. « La sexualité », affirme conséquemment notre anthropologue, « résulte toujours d’une négociation prise dans des forces sociales. »(7) Ici alors, il n’est plus de frontières séparant la culture de la nature, pas plus qu’il n’est de limite entre le domaine de l’intime et celui du public. Nous entrons dans une sorte de pansexualisme grâce auquel le politique peut aussi se faire source d’influence, de libération prétendue. L’Etat peut donc décidément tout, y compris éduquer ou rééduquer des comportements sexuels qu’il entend modifier selon son bon plaisir.

La « théorie » du genre devenue programme politique : vers un totalitarisme nouveau ?

Précisément, l’actuel gouvernement de notre française République a originellement conçu une action politique transversale et de long terme sous l’angle de la question du genre. En sa très révélatrice Convention interministérielle pour l’égalité, le pouvoir exécutif affirme avec beaucoup de sérieux qu’il entend lutter contre « préjugés et stéréotypes sexistes » lesquels sont « ancrés dans l’inconscient collectif ».(8) Véritable priorité nationale, ce combat contre les discriminations doit ouvrir, par le biais du genre, à une nouvelle égalité, tant espérée, enfin acquise, pourvu que l’on consente à suivre de près les prérogatives proposées par ce véritable plan quinquennal. Or, ce qui est stupéfiant en ce programme, c’est la diversité des domaines sur lesquels doit s’appliquer cette politique libératrice : la jeunesse doit, dès le plus jeune âge, être éveillée à l’arbitraire de l’identité sexuelle, le monde du travail est à surveiller de près au sujet de cette épineuse question, les relations internationales enfin auront à rester vigilante sur cet aspect, la France, terre des droits de l’Homme, se réservant d’accorder le droit d’asile aux individus discriminés ailleurs pour des motifs d’homophobie ou de transphobie. Conséquence immédiate du pansexualisme qu’induit la théorie butlerienne, le genre, devenu programme politique, est une catégorie qui affecte tous les niveaux du champ social. Et la question alors est de savoir si cette politique, univoque en son objectif en même temps qu’exhaustive en ses applications, n’inclinerait pas à devenir totalitarisme d’un nouvel âge. Or, on sait que, pour Hannah Arendt, le totalitarisme commence dès lors que l’on décide de « traiter l’homme comme un être entièrement naturel dont le processus de vie peut être manipulé de la même manière que tous les autres processus ».(9) Et en cette rééducation, il s’agit bien d’arracher l’individu à tous les déterminismes, et donc de faire de plonger celui-ci dans « des organisations massives d’individus atomisés et isolés ».(10) Enfin, on pourra remarquer que la surdité, volontaire ou après tout réelle, de l’actuel gouvernement qui refuse d’entendre les protestations venues de tous bords s’opposer aux conséquences de la loi Taubira, rappelle ce que dit la philosophe de l’autisme qui caractérise, selon elle, le système totalitaire. Refusant la réalité des faits pour préférer à cette dernière la douceur du rêve, les tyrannies modernes constituent, d’après Arendt, « une structure en oignon qui » permet « au système d’être par son organisation à l’épreuve du choc dont le menace la factualité du monde réel. » (9) Prétendant libérer l’homme de tous les arbitraires, la « théorie » du genre, à l’instar de bien des utopies, enferme donc celui-ci dans un arbitraire plus lourd encore parce qu’imposé arbitrairement. A échelle politique, cette libération dictée, indifférente à l’histoire de chacun, violente en ses procédés, semble bien devenir liberticide par libertarisme même. Reste à savoir alors comment réagir face à cette intrusion massive de l’Etat qui vient violer l’intimité des individus. Parmi les multiples recommandations possibles, il en est une qui, plus que d’autres, sonne juste à nos oreilles. Madame Arendt encore, qui s’y connaissait en matière d’idéologie, expliquait que, pour lutter contre cette dernière, qui prétend tout expliquer, tout rationnaliser et, par là, tout terminer, il fallait d’abord naître afin d’être. Sans doute alors avons-nous d’abord à nous redécouvrir chacun homme et femme et à nous reconnaître réciproquement comme tels, les uns pour les autres : face à ce genre qui nie notre identité même, nous serions bien inspirés de retrouver, dans la différenciation des sexes, l’heureuse beauté du genre humain. "Le rapport immédiat", écrivait Karl Marx, "naturel, nécessaire, de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme." (11)

Références

1. http://www.webphilo.com/reponses/voir.php?numero=453061635.
2. http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Foucault.
3. http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tudes_de_genre.
4. http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tudes_de_genre.
5. http://www.hes-france.org/pres-de-chez-vous/groupes-locaux-d-hes/le-groupe-de-lyon-48/25-avril-2009-premier-rendez-vous
6. http://www.vacarme.org/article392.html.
7. http://www.vacarme.org/article392.html.
8. http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=67018.
9. Hannah Arendt, La Crise de la culture.
10. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme.
11. Karl Marx, Oeuvres philosophiques.

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