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Natacha Polony : "Tuer latin et grec pour enterrer la France"

mercredi 21 octobre 2015, par oleg

Le texte qui suit a été écrit par la célèbre journaliste Natacha Polony. A lire ce dernier, on aimerait que d’autres prennent la plume pour défendre cette culture que la rue de Grenelle entend abolir.

Ce samedi, des professeurs sont dans la rue. Certains sont vêtus de noir, comme pour un enterrement. Ils marchent pour oublier que, depuis des années, ils descendent les marches. Ils rejoignent les catacombes. Ils s’enfoncent dans les culs-de-basse-fosse de l’Histoire. Ils sont les perdants de l’évolution, les dernières scories d’un monde révolu. Et parmi eux, les professeurs de lettres classiques incarnent sans doute plus que les autres tout ce que détestent les modernes penseurs de l’école, ceux qui, depuis trente ans, ont imposé dans l’indifférence complaisante ou la complicité enthousiaste des politiques un changement de civilisation.
Alors, ils pleurent, ces professeurs. L’un d’entre eux, sur le forum Neoprofs, exprimait en un texte émouvant et terrible la tristesse, la colère, la honte de ces gens à qui l’on demande de préparer les enseignements interdisciplinaires qui signent la mort de leur discipline comme on demande à un condamné de creuser sa propre tombe. Et doivent-ils accepter, en se disant qu’ils pourront peut-être sauver quelques bribes, ou refuser, pour conserver leur dignité, mais en s’entendant dire par leur direction qu’il n’y aura donc pas de latin dans leur établissement l’an prochain ? « C’est à moi, écrit Audrey, que revient, potentiellement, la responsabilité de dire à la Principale que non, nous refusons de proposer un quelconque EPI, condamnant de fait l’enseignement des langues anciennes à disparaître totalement de notre collège. À moi, qui, depuis l’âge des premiers mots écrits et lus, des premiers contes écoutés et réclamés, ai consacré mes heures de lecture, mes loisirs, mes études, mes rêves, à la découverte et au partage des trésors des cultures antiques. On me demande, que je propose un EPI ou que je m’y refuse, de sacrifier sur l’autel de la réforme du collège ce à quoi j’ai consacré ma vie professionnelle et une grande partie de ma vie intellectuelle. Et j’en crève. »
Ils ont bien tenté, ces professeurs, de convaincre que les langues anciennes (pas l’ersatz qu’on leur propose, mais la véritable confrontation à la langue, à sa grammaire, à l’exercice complexe de la traduction) sont le meilleur moyen de combler les carences d’élèves sortant du primaire sans maîtriser le français, qu’elles permettent de motiver des jeunes dans les collèges en difficulté, ils ont fait valoir l’apport extraordinaire de la culture classique dans la formation de l’esprit (« Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin, écrivait Saint-Marc Girardin, il me suffit qu’il l’ait oublié »)… Bref, ils se sont pliés aux injonctions d’une société utilitariste qui a dicté ses codes jusqu’au cœur de l’école républicaine.
Ils le savent, pourtant, le latin et le grec ne sont pas réductibles à des prétextes. Ils sont notre mémoire, et le plus profond de notre être. Ils sont à la France du XXIe siècle ce que les racines sont à la vigne. Un grand cru va chercher à plusieurs dizaines de mètres sous terre les spécificités qui feront sa saveur. Et qui le boit ne voit pas ce terroir. Mais il le sent, il le vit. Et c’est au plus profond des textes d’Homère ou de Virgile, de Thucydide ou de Tacite que bat le cœur d’une France dont les idéologues de tous les bords, obsédés par les querelles religieuses, oublient qu’elle est en premier lieu fille d’Athènes et de Rome.
Ils savent aussi que rien n’est plus vertigineux pour des jeunes gens de 12 ou 13 ans que d’être confrontés aux sublimes adieux d’Hector à Andromaque, dans L’Iliade, et de comprendre que des hommes, huit siècles avant notre ère, ont pu porter à un tel degré de poésie des sentiments qui sont rigoureusement les mêmes que les nôtres. Rien n’est plus précieux que ce dépaysement qui les arrache à l’enfermement narcissique dans l’immédiateté de leur époque, de ses évidences, de ses modèles.
Le mouvement qui a consisté depuis trente ans à marginaliser les langues anciennes en les confinant à des lycées de centre-ville pour mieux les accuser d’élitisme relève aussi de la stratégie d’effacement de la France comme nation universaliste et de la civilisation européenne comme forme ultime de la résistance à l’air du temps consumériste. Le latin et le grec, et les textes auxquels leur pratique donne accès, sont l’arme la plus fantastique contre l’aliénation par l’utilitarisme à courte vue que nous proposent les comptables sordides et les tristes gestionnaires qui président à nos destinées. Allons, enfants de la patrie, marchons, marchons, pour ne pas nous coucher.

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