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Ordinateurs ou professeurs ?

dimanche 25 décembre 2016, par oleg

En mai 2015, le Ministère de l’Éducation nationale lançait un plan numérique pour l’éducation. Ayant une portée de cinq ans, le projet nécessitait 3 milliards d’euros pour la mise en œuvre de ses trois premières années. Fer de lance de l’actuelle politique éducative, cette numérisation de l’enseignement incitait parents et professeurs à en questionner la légitimité autant que la pertinence.

L’utopie numérique
Au point de départ de l’entreprise se trouvait un texte, conçu par le Conseil National du Numérique et intitulé Jules Ferry 3. 0. Rédigé en octobre 2014 par un aréopage d’une dizaine d’experts, l’opus se donnait pour ambition de « bâtir une école créative et juste ». S’appuyant sur cet idéal égalitaire, le texte assurait que, « quand l’ascenseur social ne fonctionne plus, l’ascenseur numérique peut prendre le relais ». De même, pouvait-on lire plus loin, la « société numérique » étant une « société en réseau, moins hiérarchisée, plus horizontale », les élèves, imprégnés de cette culture, seraient « plus à l’aise, plus responsables » et auraient « davantage confiance en eux ». Par un transfert de compétences, était alors demandé à l’informatique de réaliser ce que ni l’école ni l’État n’arrivaient à effectuer : édifier un monde sans heurt, sans différence et sans écart. Simple technique au service de la connaissance, le numérique devenait ici l’instrument d’une justice sociale.

Vers une numérisation de l’école
L’ampleur d’une telle ambition appelait alors à modifier les contours mêmes de l’enseignement. Explicitement affiché, le but était d’appliquer la structure du numérique au monde de l’école. Voulant « redessiner le tissu éducatif », le rapport entendait vouloir « transformer la vie à l’école » pour initier les jeunes à une sociabilité du réseau et de l’interface. Dès lors, c’était une pédagogie de l’illimitation qui se mettait en place et redéfinissait l’espace scolaire. On demandait, pour « vivre l’école en réseau », d’ « ouvrir dans les villes des espaces de travail connectés pour les professeurs ». On envisageait de « passer de l’espace numérique de travail réservé au travail sco laire à un espace numérique d’échange plaçant les élèves au cœur d’un écosystème ». Il était même question de créer un « espace communautaire d’expérience, d’animation citoyenne pour parler d’éducation, de rendez-vous avec les parents et d’organisation d’événements. » Prolifiques, ces propositions transformaient le territoire scolaire en un champ virtuel où les professeurs se faisaient prestataires de logiciels et les élèves consommateurs d’écran. En ces chevauchements intrusifs, l’école devenait l’enjeu d’une conquête que mettait en œuvre une forme de colonialisme numérique.

Savoirs tarifés
Conséquence de cette emprise, les marchands se pressaient aux portes de la rue de Grenelle. Réduite à une simple technique, la transmission des savoirs était l’objet d’un véritable marché. En témoignait l’accord qui fut signé, en novembre 2015, entre Microsoft et l’Éducation nationale. Au terme de ce dernier, la firme américaine réussissait à s’arroger l’exclusivité de l’exploitation du projet numérique mis en œuvre. Le problème était que, pour arriver à ce partenariat, les autorités de la rue de Grenelle ne procédèrent pas à un véritable appel d’offres. Fut même balayée la possibilité d’offrir aux écoles des logiciels pédagogiques d’éducation, conçus bénévolement par des professeurs compétents. Pire encore, l’accord exonérait l’Éducation nationale de tout versement d’argent. Microsoft, en sa grande libéralité, s’occupait de tous les frais et apportait 13 millions d’euros pour introduire sa technologie dans les écoles. Douteuse quant à sa procédure, cette association posait quelques interrogations sur l’impartialité de l’État. Preuve de cette suspicion, un collectif d’associations déposa un recours au Tribunal de Grande Instance de Paris. Celui-ci ayant été rejeté, le même collectif saisit maintenant la CNIL pour que celle-ci s’engage à examiner la protection de données qui seront, par le fait de la connexion des élèves en milieu scolaire, ouvertes au tout venant.

Rappel de quelques évidences
Ces écarts, marchands ou idéologiques, sont le symptôme d’une école désemparée qui se rabat sur les mirages de la technique quand il s’agirait de reconsidérer la valeur de sa mission. Fruit de cette errance, le monde scolaire, qui s’appuie ici sur des leviers extérieurs, expose l’enfant aux tourments du monde. De récentes études ont en effet montré comme la consultation des écrans stimule le cortex préfrontal, siège des émotions premières, au détriment des parties plus antérieures du cerveau, lesquelles sont sollicitées pour mûrir une décision. De la même manière, on sait que le fréquent usage de l’ordinateur empêche les jeunes de s’endormir : un individu ayant quatre appareils numériques a statistiquement trois fois plus de risques que les autres de dormir moins de cinq heures par nuit. Il est fort à parier alors que, gavant ses élèves d’écrans et de logiciels, l’école de demain ne parvienne qu’à fabriquer des individus pulsionnels et noctambules. On ne guérit pas d’effets indésirables en reproduisant à l’identique les causes qui les ont engendrés. Prétendument novatrice et adaptée, cette édification d’une école sauvée par le numérique ne semble ni réaliste ni prudente.

Ce qu’apprendre veut dire
Fondamentalement, la présence du numérique à l’école pose la question de l’apprentissage. Étymologiquement, « apprendre » vient d’un verbe latin qui signifie « saisir », « attraper ». L’acquisition de connaissances est donc un acte volontaire par lequel le sujet amène à lui-même des éléments extérieurs pour les faire siens. Conséquence de cette intériorisation, l’apprentissage nécessite la médiation d’un maître, la maturation d’une intellection, l’incorporation d’un savoir que réalisent la répétition et l’exercice. Le numérique, par son immédiateté et son extension infinie, est aux antipodes de ce processus. La connexion n’est pas la connaissance, le réseau n’est pas la relation, le clic n’a jamais suscité le moindre déclic. Comme simple technique, l’informatique n’est qu’un moyen, qui peut certes perfectionner un processus mais non pas le transformer ni même l’initier. L’interactivité, que permet la stimulation informatique, n’est pas le gage d’une activité durable. Voir le monde par le prisme d’un écran ne saurait ouvrir à la réalité de ce dernier. Les élèves n’ont pas besoin de trouver à l’école ce dont ils sont déjà envahis à la maison. Ce n’est pas une tablette qui rassemblera la classe, mais un tableau. Ce n’est pas la facilité d’un clavier qui formera l’enfant mais l’âpreté d’un crayon traçant difficilement des caractères sur une feuille. Ce n’est pas une souris plongeant l’esprit dans des circuits prédéfinis qui forgera la liberté d’une conscience, mais la solidité d’une culture qui permet de savoir où l’on va. Qui doute de ces vérités n’a qu’à se demander pourquoi les écoles de la Silicon Valley interdisent l’usage du matériel high tech jusqu’à l’âge de 14 ans. « A la maison », confessait Steve Jobs le fondateur d’Apple, « nous limitons l’utilisation des gadgets technologiques ».

Ordinateurs ou professeurs ?
Il n’est pas question ici de faire du présent table rase. L’informatique est un fait technique, social et culturel auquel il convient de préparer nos enfants. Mais c’est en en faisant une matière à part entière, et non un artefact transverse, que l’école y pourvoira. Plutôt qu’une structure globalisante doublant l’architecture scolaire, le numérique devrait être une discipline pensée en ses savoirs, sa progression et ses applications. C’est lorsqu’il deviendra un objet d’apprentissage, d’exercices et d’évaluation que l’outil informatique pourra être envisagé par les élèves avec distance et maturité. Alors, plutôt que de remplacer des professeurs par des ordinateurs, peut-être serait-il plus opportun de former et de faire former des professeurs d’ordinateurs. La communauté éducative, l’ensemble des familles, les élèves eux-mêmes, gagneraient très certainement à l’objectivation d’une pratique invasive qui s’immisce dans l’école, sans recul ni contrôle. Et si l’on impute pour ce faire le manque d’argent, que l’on commence par affecter à cette dépense les 3 milliards d’euros évoqués au début de cette étude. Colossale, cette somme dédiée à l’acquisition d’un matériel coûteux, délicat en son installation, autant que voué à la désuétude, serait mieux employée à la constitution d’un corps adaptable parce que vivant et durable parce que formé, celui des professeurs même.

En cette inflation de moyens, le risque est grand d’exposer des générations d’élèves aux périls d’un savoir préfabriqué, interchangeable et surveillé. A la globalisation d’un enseignement dûment paramétré, opposons l’individuation d’une école habitée par des maîtres. Associons les personnes aux machines plutôt que de substituer celles-là à celles-ci. Bornons l’illimité de la technique par le cercle intelligible et partagé de la culture.

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